Tilal récupère ses platines et le reste de son matériel avant d’escalader l’échelle qui mène au toit de son immeuble, tout proche de l’aéroport de Khartoum. La nuit tombe sur la capitale soudanaise. Pendant qu’il installe son set, le chant du muezzin résonne dans le soleil couchant, et vient se mêler à l’écho des voitures qui klaxonnent en contrebas. « C’est ici que je viens faire mes lives, avec la vue sur Khartoum c’est parfait » lance le jeune DJ de 32 ans. Il se prépare pour une soirée afrobeat qu’il organise dans quelques jours dans le sud de la capitale, sur les bords du Nil bleu.
Mais avec l’instabilité politique qui règne dans le pays, ce genre d’évènement risque toujours d’être annulé au dernier moment. « Avec le coup d’État militaire du 25 octobre c’est devenu plus difficile pour nous d’organiser des évènements. Pendant plusieurs semaines nous n’avons pas eu d’internet, les réseaux sociaux étaient coupés et nous n’avions pas la tête à faire la fête alors que nos amis se faisaient tuer dans la rue ». Car l’armée, en prenant le pouvoir ce 25 octobre 2021, a mis fin à la période de transition politique dans laquelle se trouvait le Soudan depuis la révolution de 2019. Tilal, comme beaucoup d’autres Soudanais, ne s’attendait pas à cette situation. Car le pays essayait de se reconstruire après 30 ans de dictature islamo-militaire sous le régime d’Omar El-Béchir. Même si ce retournement de situation porte un coup aux espoirs de liberté auxquels la jeunesse soudanaise aspirait depuis tant d’années, il demeure optimiste. « Avec la révolution, nous avons découvert la liberté et nous avons rêvé : même si les militaires prennent le pouvoir, on ne reviendra pas en arrière. »
L’appel de la musique
Être DJ au Soudan n’est pas le chemin le plus facile pour réussir, surtout lorsque l’on naît comme Tilal en 1989, année de la prise de pouvoir d’Omar El-Béchir. Durant ses trente années de règne, le pays s’est trouvé hors des radars de la scène culturelle internationale.
Depuis le toit de son immeuble, Tilal pointe en direction du soleil. C’est là-bas de l’autre côté du Nil Blanc, dans le quartier historique d’Omdurman qu’il a grandi et fait ses premiers pas musicaux. C’est son oncle, DJ aux Etats-Unis, qui l’initie à cet art, rapportant au pays des CD qui plongent Tilal dans le bain du r’n’b et du rap américain. Le jeune apprenti – il n’a que quinze ans – va créer son répertoire musical en gravant sur des cassettes les sons qui passent à la radio. Deux ans plus tard, son oncle décide de rentrer au pays afin de créer « Sudan Event », une compagnie dédiée à l’organisation de soirées à Khartoum. Il revient cette fois-ci avec un matériel de DJ complet pour son neveu, une platine, et un jeu de sons et de lumières. « A l’époque c’était impossible de trouver ce matériel au Soudan : avec l’embargo américain, on ne trouvait rien où c’était bien trop cher et de mauvaise qualité », explique Tilal. Avec ses cousins, eux aussi dans la musique, ils commencent à organiser leur premiers évènements. Tilal est le plus jeune, il s’occupe de vendre les tickets avant de passer côté lumière durant la fête. « Sous El-Béchir c’était très compliqué de proposer des évènements avec des DJs. La charia imposée par le régime islamique n’autorisait que les concerts traditionnels ou les mariages ». Sous l’ancien régime, ces fêtes étaient perçues comme des lieux de débauche et de dépravation contraire à la culture islamique du Soudan. Pour contourner cette interdiction, ils faisaient donc passer leurs fêtes pour des mariages auprès des autorités. « On prenait beaucoup de risques car la police pouvait débarquer à tout moment et nous arrêter », se souvient Tilal. Les DJs ne bénéficient pas encore d’une grande reconnaissance auprès des autorités soudanaises. C’est contre ces préjugés que Tilal essaye de lutter pour que son métier soit reconnu comme un art à part entière. En compagnie d’autres DJs soudanais, il veut créer une union des DJs afin de protéger leur image et de montrer au gouvernement qu’ils ne sont pas une menace pour l’ordre public.
La révolution, un souffle de liberté pour la scène musicale soudanaise…
Quand la révolution éclate en décembre 2018, Tilal descend dans la rue comme la majorité des jeunes de sa génération et participe au sit-in qui fera tomber le régime. « Ce sont des jours décisifs pour moi. C’était la première fois que nous apercevions un futur nouveau pour le Soudan et c’était nous, les jeunes, qui avions le pouvoir de changer notre avenir. » La musique se trouvait au cœur de la contestation, partout les chants de la révolution résonnaient sur les enceintes ou dans les concerts improvisés à l’intérieur du sit-in. Tilal se rappelle des moments où il jouait pour les manifestants, à partir de son téléphone, un morceau de l’icône nationale M. Wardi : « pendant ces moments je me sentais vraiment DJ car je contrôlais les émotions de la foule. »
Avec la fin du régime islamiste, un vent de liberté souffle sur Khartoum : « avant la révolution, on ne comptait que deux ou trois fêtes le jeudi soir (veille de jour férié dans les pays musulmans), après nous sommes passés à dix ou douze, tout le monde à créé sa compagnie ». Cette énergie à profité à la scène et après tant d’années, Tilal a réussi à se faire un nom, au point d’être aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs DJs du pays. Après la révolution, il a créé sa propre compagnie pour aider les jeunes à se lancer et créé un pool de DJs sur qui il peut compter. « Je veux pouvoir contribuer à faire grandir la scène soudanaise. Avec mon expérience je peux conseiller les jeunes qui se lancent, j’essaie de les aider au maximum. »
La scène demeure fragile
La situation économique et politique du Soudan demeure un obstacle important pour que la scène se stabilise. Rexus, un jeune producteur de renom, retrouve Tilal dans son studio. Au milieu des machines et des ordinateurs disposés dans la pièce, les deux discutent des événements de la veille, le 19 décembre, jour de l’anniversaire de la révolution. En début d’après-midi, à quelques mètres du studio, les pick-up de l’armée bloquaient la route de l’aéroport : Tilal et Rexus, avec d’autres amis, ont rejoint d’autres amis dans la manifestation monstre devant le palais présidentiel. Tirs à balles réelles, grenades assourdissantes et gaz lacrymogènes auront raison de cette nouvelle journée de mobilisation. Aucun n’a été blessé mais ce quotidien commence à peser sur les deux amis. « Depuis le coup d’état les gens descendent dans la rue mais ils continuent de travailler ; mais nous les artistes si on organise des évènements, on va nous reprocher de ne pas respecter les manifestants. Cette situation nous met vraiment en difficulté ! » confie Rexus à Tilal. A cela s’ajoutent les galères du quotidien, Tilal comme Rexus n’ont pas pu produire de musique ce jour-là à cause des coupures d’électricité. « Il y a des choses très simples, raconte Rexus, qui sont difficiles à visualiser pour des étrangers mais les coupures d’électricité quotidiennes et la crise économique nous affectent beaucoup. On ne peut pas acheter de matériel professionnel car notre monnaie ne vaut rien et il n’y pas d’équipement de qualité à Khartoum ». La plupart du matériel de Rexus et Tilal vient de Dubaï, mais avec l’inflation que connaît le Soudan, se procurer du matériel hors du pays est devenu un vrai parcours du combattant. « J’ai travaillé dur pendant plusieurs mois pour pouvoir m’acheter mon contrôleur », explique Tilal. Même combat pour accéder à des morceaux de musique de bonne qualité : Tilal télécharge ses sons depuis youtube car les plateformes d’achat comme « Beatport » ou « BPM suprême » sont trop chères, et lorsqu’il participe à des lives, il est parfois coupé, car ses morceaux sont piratés. Ces problèmes mis bout à bout poussent Tilal à vouloir tenter sa chance aux Emirats. « Le Soudan est hors des radars culturels, je travaille dur ici mais je ne gagne pas de reconnaissance car il n’y a pas de lieu, pas de festivals pour que je puisse me produire. »
Dubaï, l’eldorado des DJs
Dubaï est devenue en quelques années l’épicentre de la fête dans la région. « Tout se passe à Dubaï, c’est le lieu parfait si tu veux te faire connaître, mais la concurrence est rude ». Tilal y pose pied pour la première fois en mars 2020, alors qu’il cherche des machines pour son studio, et c’est le coup de foudre. « J’ai senti que ma place était ici, que c’était le lieu pour réaliser mon rêve de jouer dans des festivals et devenir résident dans un club ». Alors, de retour au Soudan, il décide d’économiser de l’argent pour revenir aux Emirats et tenter sa chance. Elle survient six mois plus tard, quand il parvient à être sélectionné pour jouer au Dubaï Fashion Festival, après avoir envoyé son portfolio à des clubs et des promoteurs émiratis. Mais le Covid vient stopper net ses projets : après le festival, il est forcé de rentrer au Soudan, à quelques jours de signer son contrat avec un club. Malgré ces obstacles, le DJ soudanais ne se décourage pas : il vient tout juste de débarquer – encore une fois – aux Emirats. Cette fois-ci sera la bonne. Il se l’est promis.